Au sortir de Nue et de l'ensemble romanesque qui l'occupa pendant plus de dix ans, après L'URGENCE ET LA PATIENCE dans lequel il livrait des confidences sur son écriture en procès (comme on disait dans les années 70), Jean-Philippe Toussaint nous offre en 2015 FOOTBALL, une méditation qui, apparemment, change d'objet en cours de route.
Composition
Précédé d'un bref avertissement, FOOTBALL propose une réflexion préliminaire (sorte de préface ou d'ouverture (qui s'achève sur un tacle surprenant : «je fais mine d'écrire sur le football, mais j'écris, comme toujours sur le temps qui passe.» - nous y reviendrons) qui nous prépare à la lecture de courts chapitres (dont certains ont été publiés ailleurs) consacrés aux Coupes du monde de football que l'auteur a plus ou moins (de moins en moins, à vrai dire) suivies depuis 1998 jusqu'à la dernière en date, celle du Brésil.
Hors-jeu
Fidèle à son avertissement (, Toussaint écarte bien des aspects du football qui attirent plutôt les intellectuels : il ne s’intéresse ni au football « comme phénomène social et politique », «comme symbole de la mondialisation ou métaphore de la société»; il considère comme limitée l’intelligence tactique de ce sport et de ses “coachs”. Certes il concède : «Je veux bien comme citoyen, soulever un sourcil préoccupé devant la violence dans les stades, le racisme, l’homophobie, le hooliganisme, je veux bien être choqué par les montants des transferts et les salaires exorbitants des joueurs, mais je ne consacrerai à ces questions pas plus d’une parenthèse (ouh, ça me fatigue déjà - fin de la parenthèse).» (1)
Souvenirs
Ce petit volume déclare très tôt qu’il est surtout consacré au «temps qui passe». De fait, ennemi du replay dans le football, l'auteur livre de nombreux souvenirs avec des auto-portraits rapides. Toussaint enfant (le football à Bruxelles, avec des camarades d’école; tout seul dans le salon où il fut le meilleur du monde; sa blessure inquiétante dite «réduction sanglante», coup fatal dans une carrière qui n’avait pas encore commencé); Toussaint spectateur (il nous raconte ses stades (une fois à Bruxelles, une autre à Bastia; il a aimé ceux de la Coupe du monde au Japon, n’a connu qu’un stade à Berlin en 2006 (ce qui contredit LA MÉLANCOLIE DE ZIDANE...). Enfin, Toussaint téléspectateur avec la découverte de la couleur télévisée joliment rapportée; ou encore Toussaint dans des cafés branchés comme au Japon ou même dans un amphithéâtre et, pour finir, Toussaint débarquant (avec bien des soucis) dans l’ère de la télévision sur ordinateur un jour d’orage en Corse. Ce qui le ramena un temps à la radio (qui lui avait servi aussi, mais en japonais, en 2002).
L’auto-portrait le plus long se situe en 1998 : «J’ai maintenant plus de quarante ans (…) , un petit je ne sais quoi de Bobby Charlton dans l’allure, une once de mélancolie sceptique à la Lord Chandos dans le regard, une condition physique à la Maradona et aussi maladroit au pied que, disons, Dugarry (...)». Au détour d’une évocation on tombe sur une madeleine originale :« Un temps, au moins, ce fut Van Himst! ce fut Van Moer! et ces noms pleins de gloire qui bercèrent mon enfance sonnent encore comme autant de madeleines flamandes et métalliques à mes oreilles mélancoliques.» (2)
Enfance
Le monde du foot qui retient Toussaint est lié uniquement à la part de l’enfance et il en assume le côté régressif : «Je suis, le temps d’un match, dans un état de confort primaire, d’autant plus savoureux qu’il s’accompagne d’une régression intellectuelle assumée.(…) Je consens à la bêtise et au prosaïsme. Je me régale - appelons ça une catharsis.» Sauf que dans l’enfance, le jeune joueur est sérieux. Il en décrit avec humour les beautés qui, pour lui, en tout cas dans son texte, ne passent jamais par une tête mémorable, un arrêt miraculeux ou par un dribble inédit. Jamais il n'estime une tactique novatrice qu’il trouve bien plus pauvre qu’une invention aux échecs. Il ne tient pas à confondre l’enfanc
partir du réseau immatériel fait de détails modestes, de petites anomalies, d'écarts infimes, d'attentes insues, de rencontres fortuites avec comme dominante l’élément liquide qui emporte tout dans son mouvement (que de vagues!).
Le temps du football
Après bien d’autres, la dramaturgie du football captive Toussaint : «L’intérêt que l’on porte à un match de football tient essentiellement à un rapport d’adéquation exacte, de simultanéité parfaite entre le match qui se déroule et le passage du temps.» Rien n’est écrit d’avance, tout peut survenir : « Quand on regarde un match de football, l’avenir, à brève échéance est irrésolu, il est fondamentalement ouvert. Le futur se dévoile sous nos yeux, on le découvre au compte-gouttes en temps réel. Au moment précis où on regarde un match de football, le résultat est inconnu et le dénouement incertain, il nous est donc impossible de relâcher notre attention un instant pour nous absenter de notre siège (ou à nos risques et périls, car c’est justement à ce moment précis - à tout moment - qu’un but peut-être marqué).» Rien à voir avec le théâtre ou même le cinéma. Nous épousons le présent : Le football «se fond (…) parfaitement dans le cours du temps (…), épouse (…) son passage, l’habite aussi étroitement (...)».
Pas plus qu'on ne regarde deux fois la rivière Kamo (ou une autre), Toussaint (qui aime pourtant à se citer lui-même, ici comme ailleurs) ne tolère le match en différé et considère que revoir des images anciennes de matches fait perdre au temps du football «sa grâce et son éclat». Le football c’est du présent, c’est «une denrée périssable». «Il faut le consommer tout de suite, comme les huîtres, les bulots, les langoustines, les crevettes (je vous passe la composition exhaustive du plateau).» Cependant les vieilles images (Pelé en 58, Garrincha en 62, le Brésil en 70 - pardon pour ces exemples qui ne sont pas les siens mais il aime le Brésil («c'est toujours le Brésil que je porte dans mon cœur quand il s'agit de football - que serait le football s'il n'y avait pas le Brésil?- avec son jeu d'artiste, sa technique et sa grâce, sa légèreté et sa vitesse, avec ses couleurs jaunes et vertes immémoriales et ses supporteurs bariolés, ses reines de carnaval en bikini et diadème d'or dans les cheveux, le ventre nu et la peau palpitante et bronzée, dans le soir estival, que j'ai approchées à quelques centimètres dans la moiteur du stade de Kobe.»), seulement par bribes («extrait, citation, éclat, fragment.» ) mènent le football vers l’intemporel : il «accède au statut de mythe ou de légende.»
On est un peu surpris : que de grands mots! «Intemporel», «immémorial», «immatériel», ailleurs, «impalpable», «invisible», «métaphysique» même...L'enjeu est donc de taille.
Le cercle de l’intemporel et de l'immémorial
Dans l’attente d’une grande compétition (comme une Coupe du monde - ce qu'il nomme «les saisons du football»), dans le vert absolu d’une pelouse, dans la beauté colorée d’un stade unanime, dans l’échauffement de joueurs brésiliens, dans le présent d’un match, quelque chose se joue (se jouait, il faut parler au passé), un saut dans l’intemporel : sorte de lieu, d'espace-temps clos (3), protecteur, moment d’ordre (gravement altéré si les maillots nationaux ne sont pas ceux qu’on (du moins «l’enfant que j’étais») attend «de toute éternité»(enfin...presque)(4). Moment d’immuable rassurant. il écrit même (5) : «une sorte de bien-être métaphysique qui nous détourne de nos misères et nous soustrait à la pensée de la mort. Pendant que nous regardons un match de football, pendant ce temps si particulier qui s’écoule alors que nous sommes au stade ou devant notre téléviseur, nous évoluons dans un monde abstrait et rassurant du football, le monde abstrait et rassurant du foot, nous sommes le temps que dure la partie, dans un cocon de temps, préservés des blessures du monde extérieur, hors des contingences du réel, de ses douleurs et de ses insatisfactions, où le temps véritable, le temps irrémédiable qui nous entraîne continûment vers la mort, semble engourdi et comme anesthésié.»(j'ai souligné)
Expérience clairement pré-infantile que l’enfant conserve longtemps en lui et que l’adulte retrouve épisodiquement. On comprend qu’il parle de la dimension apotropaïque du football en particulier lors de son expérience au Japon : «Jamais, comme au Japon en 2002, je n’ai éprouvé une aussi parfaite concordance des temps, où le temps du football, rassurant et abstrait, s’était, pendant un mois, non pas substitué, mais glissé, fondu dans la gangue plus vaste du temps véritable, et m’avait fait ressentir le passage du temps comme une longue caresse protectrice, bienfaisante, tutélaire, apotropaïque. Il ne peut rien nous arriver pendant qu’on regarde un match de football : comme dans la proximité bénéfique et frontale d’un sexe de femme dans certaines positions de l’acte amoureux, qui fait se dissiper instantanément l’angoisse de la mort, qui l’anesthésie et la fait fondre dans l’humidité et la douceur de l’étreinte, pendant qu’on le regarde, nous tient radicalement à distance de la mort.» (j'ai souligné, mais était-ce bien utile?) Le temps du football «
Marre
Toussaint ne le cache pas : dans ce livre intitulé FOOTBALL il doit avouer qu'il en a assez de ce sport. Ainsi on peut lire:
«On croyait peut-être que je plaisantais, mais c'est vrai, je commence à en avoir marre du football.» (page 89)
Comme pour la télévision (dans le roman qui porte ce titre) mais de façon moins brutale, moins spontanément décidée, et avec moins de mauvaise foi, Toussaint s'éloignerait-il du football? De fait, plus les Coupes du monde passent et moins il semble avoir quelque chose à en dire (l'Allemagne (2006) en six pages; l'Afrique du Sud (2010) remplacée par les 24 heures du Mans).
Feinte
À l’instar de Montaigne, Toussaint pratique volontiers le dribble (Montaigne fut toujours un précurseur, n’est-ce pas? Il appelle ça essai): parti dans une direction, d’un coup, il nous révèle que c’est dans une autre qu’il va et qu’on peut le suivre mais avec un petit décalage (et pourquoi pas un autre encore). Il a placé dans la première partie une remarque anodine sur l’emploi du mot artiste qui avait choqué une employée à la vérification de son visa pour la Chine. Or, après l'épisode de l'ART CAR de Jeff Koons (au Mans), la question de l’art et de l'écriture surgit dans la dernière section de son livre sous le titre BRÉSIL, 2014.
Tout part d’une «rencontre fortuite», une de plus : il tombe sur un grand livre de G. Didi-Huberman (mais tous les livres de Didi-Huberman sont immenses) consacré aux lucioles (réelles et métaphoriques) si importantes dans la pensée de P.P.Pasolini. Survivance des lucioles devient alors pour Toussaint une autre luciole : «(…) sa lecture m’a procuré le genre de bonheur inattendu que peut provoquer l’apparition soudaine d’une luciole dans la nuit, une petite rareté miraculeuse, une rencontre fortuite qui irradie l’esprit et illumine la pénombre de sa frêle stimulation luminescente.»
C’est qu’il doit à ce livre une espèce de découverte sur lui-même et sur le cheminement patient de son œuvre:« Ce que le livre de Didi-Huberman m’a fait comprendre, c’est que ce n’était pas l’obscurité du monde qui m’entourait le problème, c’était au contraire son trop-plein de clarté. Ce que je faisais, en poursuivant, avec obstination, mon travail d’écrivain, depuis trente ans, c’était simplement m’efforcer d’affirmer une voie humaine possible, un chemin, une attitude, une finesse, une ténuité, une douceur, une dignité.» Et, non sans une étonnante emphase, il ajoute : «Qui, en termes d’avantages immédiats - gloire, argent, notoriété, bref tout sous quoi croule la moindre vedette du football- , ne me rapporterait pas grand-chose, mais qui aurait valeur d’exemple pour mes enfants, et, à travers eux, pour les générations futures, pour l’espèce humaine en général (on parie que le lecteur fidèle de Toussaint (du premier Toussaint, en tout cas) a relu au moins trois fois cette phrase qui se poursuit ainsi après le). Malgré les difficultés, malgré l’âpreté de la tâche, il fallait persévérer. Ne pas dévier de ma voie, me tenir à l’écart du vacarme et de l’agitation du monde. Ne pas me laisser éblouir par l’aveuglante clarté des féroces projecteurs qu’évoque Didi-Huberman, « les projecteurs des miradors, des shows politiques, des stades de football, des plateaux de télévision», non pas que je rejette la lumière ou la craigne. Mais j’ai besoin, pour créer, d’ombre, de silence et de solitude.» (j'ai souligné)
Alors le football c’est fini? Pendant la Coupe du monde au Brésil, Toussaint était en Corse et avait bien l’intention de la négliger au profit de son œuvre. On l’avait compris : il a toujours recherché «un lieu clos, coupé du monde, chaud, rassurant, un lieu rêvé qui a pu prendre l’image d’une salle de bain dans mon premier livre, mais qui ne pouvait plus être maintenant que la littérature elle-même.» (J'ai souligné)
Convaincu de sa persévérance, sûr de sa voie «c’est dans la littérature qu'[il]avai[t] l’intention de [s]e retirer cet été, et de [s]’y résumer, de [s]’y confondre.» Il parle aussi de sa «retraite volontaire du monde pour [se] consacrer à l’écriture«, de sa «disparition, de [son] éclipse dans la nuit.» Il se coupait de la Coupe du monde pour une coupure moins en lumière, plus souterraine. Tout serait voué au temps de l’écriture (on ne sait pas le sujet). D’autant que son bureau à Barcaggio est situé dans une pièce qui «était autrefois la salle de classe communale (la maison était l’ancienne école du village)» et qu’il croit que les «ondes invisibles» des écoliers laborieux l'accompagnent tandis que le visitent les images de ses livres précédents.
Mine de rien (Toussaint aime l’expression « je fais mine de...(rappelons-nous «je fais mine d’écrire sur le football, mais j’écris, comme toujours, sur le temps qui passe.») et la ruse qu’elle révèle)(6), il décide de feinter le lecteur : c'est l'adieu au foot et, dans le prolongement de l’URGENCE ET LA PATIENCE, il nous livre en passant son art poétique (moins pesant que celui de Boileau) : il raconte son rapport au réel (le sujet de la plupart de ses livres - le mot fil est toujours là à ce moment (7)) en temps d’absence de création et en temps de création. On retrouve en condensé la dimension aquatique de son écriture saisie par l’urgence («promesse d’intranquillité foncière.»)
Mais alors où est passée la coupure du foot? est-elle à jamais délaissée au profit d'une autre, celle de la littérature?
Disons que la voix de l’enfance est devenue presque muette, remplacée par une coupure plus riche, plus intime encore. Mais, bien que délaissée, elle fait parfois retour comme dans la maison de Barcaggio, sous forme d’«images incompatibles - concrètes, viles, rugueuses et prosaïques - , des images triviales, des images profanes:des images de football.» Sorte de cheval de Troie et pas seulement pour son ordinateur.
Le livre s’achève sur une scène mémorable digne de Tati mais surtout de Toussaint lui-même. Aux prises avec un streaming capricieux et victime d’un orage violent qui l’obligea à se rabattre sur un vieux transistor c’est avec peine qu’il capta dans la nuit corse le score d’Argentine-Hollande.
C’est fini, le football? En tout cas l’humour et le comique de situation n’ont pas été perdus et le football aura été l’occasion d’une autre rencontre inattendue entre le temps de l’écriture et le temps du sport. Et puis une feinte en appelle toujours une autre.
Mais au fond, quand il fait mine de parler de littérature, de quoi Toussaint parle-t-il vraiment?
Rossini, le 17 novembre 2015
NOTES