« Comment jeter un pont sur cet abîme?» (page 107)
«Voyons l'existence de plus haut qu'ils ne la voient.»(page 80)
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Et si cette nouvelle était une des meilleures initiations à la Comédie humaine? Rédigée en janvier 1830 et publiée sous le titre L'usurier, elle a connu bien des transformations. En 1835, intitulée Les dangers de l'inconduite, elle passa des Scènes de la vie privée aux Scènes de la vie parisienne avec pour titre Papa Gobseck, avant de revenir aux Scènes de la vie privée en 1842 sous le titre définitif de Gobseck. comme
Des narrateurs
Pendant l’hiver de 1829 à 1830, un narrateur anonyme (qui disparaîtra bientôt) nous introduit dans le salon de la vicomtesse de Grandlieu, grande figure du faubourg Saint - Germain. Il est tard (une heure du matin), les invités sont partis. Ne demeurent dans le salon que la vicomtesse et sa fille Camille, le comte de Born (frère de la vicomtesse) qui achève une partie de piquet avec l’avoué de la famille, Derville. Le narrateur a rapporté un échange vif entre la vicomtesse et sa fille (dix-sept ans) enamourée d’un comte de Restaud qui sort à l'instant : sa mère désapprouve ce rapprochement, non en raison de la qualité indiscutable du jeune homme mais parce sa mère a eu jadis un comportement inqualifiable envers son père.
À ce moment, l'avoué se permet de prendre la parole afin d’éclairer la vicomtesse sur Madame de Restaud. Il aura donc trois auditeurs :. Le lecteur comprend mieux la présence d’un avoué dans un salon aussi réputé. Admis par des nobles à qui il rendit service, il va en plus donner avec zèle des informations qui permettront un mariage au moins avantageux sinon complètement satisfaisant pour leur réputation.
Derville devient alors le narrateur principal (1).il cédera la parole au héros éponyme qui exposera sa "philosophie" de la vie ; il laissera aussi au comte de Born le soin de faire le portrait de Maxime de Trailles («qui dépense toujours environ cent mille francs par an sans qu'on lui connaisse une seule propriété, ni un seul coupon de rente.») Très complet, le récit de l'avoué remontera le temps et, partant de sa lointaine rencontre avec Gobseck nous ménera jusqu'à la disparition très récente de l'usurier et l'exécution de son legs.(2) Non sans perfidie, la nouvelle laissera pour finir la parole aux aristocrates....
Un narrateur exemplaire : Derville
Dans cette nouvelle où il est souvent question d’abîme, il fallait un Derville pour rendre vraisemblable le personnage de Gobseck et la figure d’Anastasie de Restaud. Définissant les vertus de Derville, les termes du sommaire sont éloquents : «Homme de grande probité, savant, modeste et de bonne compagnie». Savant (on a compris sa qualité d’avoué dans la restitution des biens de Grandlieu ; on verra que son initiation doit beaucoup à la fréquentation de Gobseck et qu'il sera l’auxiliaire indispensable du lecteur peu versé dans les questions et le vocabulaire des dettes et des contrats (réméré, fideicommis, contre-lettre etc.)); modeste (socialement : il est le septième enfant d’un petit bourgeois de Noyon), il sait quelle place est la sienne dans le monde aristocratique; d’une grande probité (qualité tellement rare dans les milieux que nous traversons : nous en aurons la preuve dans la négociation ; de bonne compagnie (il est dit le plus heureux et le meilleur des hommes et sa prospérité tranquille en fait un invité exquis dans différents milieux (il attire même le sympathie de Gobseck !) : bref, un (quasi-) incorruptible, sans les travers d’un autre, plus révolutionnaire et honni dans la bonne société....
On apprend encore qu'avoué de métier, il n'en a pas l’âme. Autrement dit : il n’est pas un ambitieux (il a rejeté l’appui (important) de la vicomtesse qui voulait qu’il devint un grand magistrat). Il ne se contente pas des lois, des faits mais prend en compte l’humanité des clients. Tout en travaillant beaucoup et bien : à l’usurier Gobseck, il a remboursé en cinq ans son emprunt prévu sur dix ans avec un intérêt de 13 %...
Remarquable conteur, Derville apparaît comme un observateur intuitif (il a vite compris la faiblesse de Camille pour Ernest de Restaud), lucide (aucun mécanisme, aucune arrière-pensée ne lui échappent) mais capable d'empathie : voilà un sage dans un milieu d’escrocs, d'accapareurs et de gaspilleurs. Autant que son honnêteté,
Scènes de la vie privée et de la vie parisienne: les tourbillons du spectacle vus depuis une cellule.
Le récit nous mène dans des lieux qui, contre toute attente (mais pour le plaisir du lecteur), communiquent. Nous allons d’un grand salon du faubourg au sombre et humide repaire de Gobseck, de la chambre d’Anastasie vue après une nuit de fête (elle ne laisse pas indifférent Gobseck) à une soirée orgiaque en compagnie de Maxime de Trailles pour finir dans la chambre dévastée du comte de Restaud (mort depuis peu) et investie par sa veuve devenue comme folle. Pour un avoué et un escompteur, les barrières n’existent pas. Ils voient chaque jour que l'or et la crotte s'échangent facilement. Ils sont les mieux à même de tout montrer de la comédie humaine. Comme le confie Gobseck : «Voilà, me dis-je ce qui amène ces gens-là chez moi. Voilà ce qui les pousse à voler décemment des millions, à trahir leur patrie. Pour ne pas se crotter en allant à pied, le grand seigneur, ou celui qui le singe, prend une bonne fois un bain de boue.»
Ainsi Derville, l'observateur réservé mais sagace («Oserai-je le dire, j'appréhendais tout d'elle [Anastasie de Restaud], même un crime. Ce sentiment provenait d'une vue de l'avenir qui se révélait dans ses gestes, dans ses regards, dans ses manières, et jusque dans les intonations de sa voix.»), nous introduit-il aux fastes et surtout aux excès de la vie parisienne : il nous initie aux «terribles mystères de la vie d’une femme à la mode» et, s'il laisse à l'autre invité le soin de dresser un portrait d’un des grands dandys balzaciens, Maxime de Trailles (cet « anneau brillant qui pourrait unir le bagne à la haute société», cet homme «qui appartient à cette classe éminemment intelligente d'où s'élance parfois un Mirabeau, un Pitt, un Richelieu, mais qui le plus souvent fournit des comtes de Horn, des Fouquier-Tinville, des Coignard»), il le complète en montrant la cuisante défaite de «l'élégant coquin » face à papa Gobseck qui lui concèda qu'ils sont «à eux deux le corps d'un même être.»
Derville, de par sa situation et sa familiarité avec Gobseck est donc celui qui nous fait circuler dans l'envers du décor. Après comme avant tant d'autres dans LA COMÉDIE HUMAINE, le narrateur éclaire ici toutes les parts d'ombre, lève tous les secrets dans un monde où chacun croit en posséder et les protéger sans risque. Dans la vie parisienne où, sous l'impulsion du désir, circulent l'or et l'argent, se font et se défont les réputations, s'amassent et se gaspillent les fortunes, les passions (parfois) mortelles, sont tapis dans certains lieux insalubres quelques êtres centraux (bien que peu visibles) qui contrôlent tout. Un brillant salon comme celui des Grandlieu peut même en être l'écho et en tirer indirectement profit....
Gobseck «Rien ne m'est caché.»
Sans Derville, Gobseck, «l'homme-billet» au «visage blême qui sent l'argent», celui qui «s'est fait or» en se changeant en «une image fantastique où se personnifiait le pouvoir de l'or», l'être resterait inconnu. Heureusement, l'avoué longuement. Avec rigueur et précision, avec admiration aussi, il nous révèle ce qu’il sait, tout en concédant les importantes limites de ce savoir : son nom Jean-Esther Van Gobseck (qu'il est impossible de ne pas entendre comme gobe sec - il sera comparé à un ogre puis à un boa et les verbes manger et avaler dominent la nouvelle) (5), ses origines («né dans les faubourgs d'Anvers, d'une Juive et d'un Hollandais»), sa vie passée (étonnamment riche en voyages lointains et en aventures multiples qui tranchent tellement sur son sédentarisme parisien mais qui, dans une large mesure l’explique parfaitement: Paris, c’est la jungle et la sauvagerie n’y est pas moindre que dans les contrées inconnues qu’il fréquenta); son logis modeste, son quotidien répétitif, son activité de cloporte (qui investit parfois, non sans plaisir, les chambres de belles femmes aux abois), son corps (point hautement symbolique) qui économise les mouvements (jamais d’emportements, toujours des calculs, des intuitions, des plans, peu de paroles (à une exception (de taille) près) et connaît la régularité d’une pendule. Maître du Temps (sa force n’est pas immédiatement brutale, elle tient dans le délai accordé qu’il faut honorer et que vous n’honorerez pas), il maîtrise toutes les situations en se maîtrisant toujours. Il y a chez ce Gobseck au sexe neutre selon Derville de l’ascétisme jubilant :il vous tient en se contenant (presque) toujours. Ce qui rend d'autant plus étonnants ces accès de joie infernale (comme devant les diamants) qui tranchent tellement sur sa grise patience froide et rusée.
Pour être un homme de pouvoir, ce qu'il est avant tout, (non pas le pouvoir apparent mais le vrai pouvoir sur les victimes des apparences), il lui a fallu et il lui faut accumuler tous les savoirs nécessaires : Gobseck possède son réseau, ses informateurs, ses relais - tout s'agite autour de lui), ses cercles d'influence (il fréquente une petite confrérie informelle («nous sommes dans Paris une dizaine, tous rois silencieux et inconnus, les arbitres de vos destinées») qui se retrouve au café Thémis pour échanger les informations («nous possédons les secrets de toutes les familles») qui lui permettent de connaître ses clients avant même qu'ils ne franchissent le seuil de son antre de la rue des Grès. Son domaine de compétence? «Moi, j'ai l'œil sur le fils de famille, les artistes, les gens du monde, et sur les joueurs, la partie la plus émouvante de Paris.» Archiviste omniscient de toutes les folies, psychologue averti, il lit par transparence ses futures victimes dont il devine les étapes de leur marche à l’abîme. À sa première rencontre avec Anastasie de Restaud «[il a] lu sur cette physionomie l'avenir de la comtesse» alors que l'inflexion de son destin ne prendra forme dramatique que quatre ans plus tard.
Pour couronner le tout, il offre une ressemblance avec la statue de Voltaire qu’on voit dans le péristyle du Théâtre-Français : le contemporain de Balzac comprend vite le sens de cette ressemblance et n'est pas étonné par les allusions fréquentes au rire de Gobseck, rire parfois muet.
Lui cédant la parole, Derville nous fait entendre la “philosophie” de l’usurier. Elle est fondée sur des principes solides qu’il croit incontestables : les relatifs (dus à la géographie, aux mœurs), ceux qui le poussent à un scepticisme inébranlable mais en même temps à un respect scrupuleux des lois "locales” qui donnent tout pouvoir à qui ne les ignore jamais et sait en jouer avec habileté) et les universels (l’instinct de conservation (intérêt personnel), l’or (6) comme seule force matérielle, qui «contient tout en germe et donne tout en réalité» (je souligne): il dira même que «l’or est le spiritualisme de vos sociétés actuelles.»
Sa lecture de la société relève d'une mécanique particulière : «la vie n'est-elle pas une machine à laquelle l'argent imprime le mouvement?» (j'ai souligné). Tout est dans le mouvement («Je suis assez riche pour acheter les consciences de ceux qui font mouvoir les ministres, depuis leurs garçons de bureau jusqu'à leurs maîtresses : n'est-ce pas le Pouvoir? Je puis avoir les plus belles femmes et leurs plus tendres caresses, n'est-ce pas le Plaisir?» et ce mouvement concourt au Pouvoir et au Plaisir dont il capitalise les avantages tout en les gardant à distance. Il avance une théorie physiologiste qui complète ce point : «La vie est un travail (8), un métier, qu'il faut se donner la peine d'apprendre. Quand un homme a su la vie, à force d'en avoir éprouvé les douleurs, sa fibre se corrobore et acquiert une certaine souplesse qui lui permet de gouverner sa sensibilité; il fait de ses nerfs des espèces de ressorts d'acier qui plient sans casser; si l'estomac est bon, un homme ainsi préparé doit vivre aussi longtemps que vivent les cèdres du Liban, qui sont de fameux arbres.»( j'ai souligné)
Hors lui et quelques égaux qu'il retrouve au café Thémis, tous les hommes sont dans l’illusion et se voient traités de dupes, de fous, de niais, de sots. Même ceux qui se vouent à la recherche et l’Art.... Lui, au contraire, possède, «la pénétration de tous les ressorts qui font mouvoir l’humanité. En un mot, je possède le monde sans fatigue et le monde n’a pas la moindre prise sur moi.»(j'ai souligné) Gobseck, depuis sa tanière, relance toujours les mouvements d'échange qui lui procurent tous les plaisirs abstraits.
Un double
Aucun doute n’est permis, tous les commentateurs l’ont remarqué : comme souvent, mais plus nettement cette fois-ci, Balzac s’est projeté dans cette puissance de l’ombre, dans cet œil auquel rien n’échappe. Comment ne pas entendre Balzac faisant dire à Gobseck «(…) croyez-vous que ce ne soit rien que de pénétrer ainsi dans les plus secrets des replis du cœur humain, d’épouser la vie des autres, et de la voir à nu?»?
On reconnaît en Gobseck le don de double vue, spécialité balzacienne (« (...) il me jeta seulement un de ces regards qui, chez lui, semblaient en quelque sorte le don de seconde vue »)
Quand GOBSECK compare la visite de ses clients solliciteurs à du spectacle («Des spectacles toujours variés: des plaies hideuses, des chagrins mortels, des scènes d'amour, des misères que les eaux de la Seine attendent, des joies de jeune homme, des rires de désespoir et des fêtes somptueuses. Hier, une tragédie: quelque bonhomme de père qui s'asphyxie parce qu'il ne peut plus nourrir ses enfants. Demain, une comédie: un jeune homme essaiera de me jouer la scène de M. Dimanche, avec les variantes de notre époque. Vous avez entendu vanter l'éloquence des derniers prédicateurs, je suis allé perdre mon temps à les écouter, ils m'ont fait changer d'opinion, mais de conduite, comme disait je ne sais qui, jamais. Hé bien, ces bons prêtres, votre Mirabeau, Vergniaud et les autres ne sont que des bègues auprès de mes orateurs. Souvent une jeune fille amoureuse, un vieux négociant sur le penchant de sa faillite, une mère qui veut cacher la faute de son fils, un artiste sans pain, un grand sur le déclin de la faveur, et qui, faute d'argent, va perdre le fruit de ses efforts, m'ont fait frssonner par la puissance de leur parole.»), on ne peut que lire l'auto-représentation de l'insatiable regard de Balzac et le panorama immense de son monde. Avec un clin d'œil, Balzac ne fait-il pas évoquer par Gobseck (qui se déclare poète) une espèce de «livre noir» dont on devine que certaines pages consultées ou arrachées doivent figurer en bonne place dans la Comédie humaine?
La chute
Bien que Derville ait dit assez tôt la fin de la nouvelle réserve une surprise. On mesure la part d’hésitation de Balzac en comparant la dernière version avec le projet initial dans lequel Gobseck renonçait à l’usure, faisait une carrière dans la députation, rêvait de baronie et pensait à la croix. Dans la version finale, devenu propriétaire terrien, il «fait le seigneur», réussit son dernier coup de génie en exploitant les conséquences de la reconnaissance par la France de la république d’Haïti et en dupant les anciens colons, y compris en acceptant des cadeaux qui tenaient lieu d’escompte.
À cette occasion, un écart aussi soudain que profond se produit en lui : la passion l’emporte sur l’intelligence et il verse dans une avarice catastrophique. Derville croit reconnaître «les progrès d'une passion que l'âge avait convertie en une sorte de folie.» Gobseck qui entretenait, sans jamais la bloquer, la machine des échanges cherche dans ses derniers mois à prouver son pouvoir plus qu'à l'exercer et, gaspillant son temps en chicanes et contestations, se surprend à stocker au lieu de relancer la circulation des objets et de l'argent qui entretient la vitalité économique : en «boa», il accumule les denrées, les choses et, le temps passant, vers, insectes fourmillent chez lui où aussi une effroyable puanteur. Victime de carphologie, il finit en parent proche de Grandet (Derville : « Je n’ai jamais vu, dans le cours de ma vie judiciaire pareils effets d’avarice et d’originalité»), orientation invraisemblable quand il était en bonne santé. Impotent, devenu incapable de cacher (pour les tenir à distance, comme en respect) son or et son argent dans la cave d'une banque, il aura même cherché à les mettre en cendres. La machine Gobseck s'est déréglée. Au moment de ses triomphes, son espace privé (partie d'un ancien couvent) était limité, presque vide. Quand la mort le travaille, quand il suspend l'échange dont il était l'un des plus grands acteurs et aiguilleurs, le monde s'introduit chez lui et l'immobilise en pourrissant son univers.
La conclusion de la nouvelle est étonnante: d'un côté la chute finale de Gobseck n'efface pas la fascination qu'il peut exercer sur le lecteur et l'éloge de Derville s'impose à nous :
Rossini, le 29 février 2016
NOTES
EL 15/05/2019 17:15